Fabien Hein, docteur ès rock

Fabien Hein, docteur ès rock

   Fabien Hein est docteur en sociologie et passionné de rock. Avec le livre “Rock et religion”, publié par Cahiers du Rock, il a réussi à marier ses deux passions : soit parler sérieusement d’un genre musical a priori pas sérieux. Rencontre avec une tête bien faite, qui a le rock chevillé au corps. Propos recueillis par JM Grosdemouge.

Epiphanies : Depuis quand remonte ta passion pour le rock ?

Fabien Hein : Elle remonte à l’enfance de manière assez diffuse. Mais elle s’est véritablement stabilisée sous une forme qui m’habite toujours à ce jour, dans ma onzième année. C’était l’été. J’étais en colo. Un mono nous réveillait tous les matins avec des disques de Kiss. J’adorais tellement ce moment que je me réveillais avec une bonne demie heure d’avance sur le timing, pour être sûr de ne rien louper et de savourer ces délicieux instants au maximum.

Pourquoi avoir choisi d’étudier la sociologie ?

Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours essayé de comprendre comment fonctionnait la société et la politique. Je trouvais très bizarre que le monde soit aussi hétéroclite et que malgré tout, il puisse fonctionner. J’ai aussi eu très tôt une sorte de conscience de l’injustice qui règne en ce monde. Plus tard, pendant l’adolescence, j’ai été confronté à des auteurs réalistes comme Zola, Balzac, Maupassant, Flaubert, Stendhal ou encore Dostoïevski. Sans le savoir, ces auteurs m’ont probablement donné le goût de la description de la réalité. Ce n’est que plus tard, au cours de mes études supérieures, que j’ai découvert la sociologie. En passant par les sciences de l’éducation à vrai dire.

Comment as-tu eu l’idée de marier les deux en un livre ?

Combiner le rock et la sociologie ? Ce sont mes centres d’intérêts majeurs. Ce n’était donc pas très compliqué d’imaginer une formule pour les réunir. Pour tout te dire, j’ai eu le déclic lors de ma maîtrise en sciences de l’éducation. J’envisageais de rédiger un mémoire sur un sujet ultra conventionnel comme un étudiant sérieux quand subitement, j’ai été traversé par un insight : j’allais rédiger un mémoire sur la profession de managers du monde de la musique. Un thème autrement moins conventionnel. Mais moins original qu’il y paraît au final.

Tu veux dire que les personnes qui essaient de vivre de la musique sont les mêmes que ceux qui bossent dans la finance ou le commerce ?

Non, je voulais simplement dire qu’en changeant le thème initial de mon mémoire de maîtrise j’ai choisi un autre thème qui me semblait moins conventionnel. Ce qui est vrai en regard de la production scientifique au sein de l’université française, mais qui l’est nettement moins en regard de la production scientifique dans les pays anglo-saxons. Ce que j’ai compris un peu plus tard.

Comment tu décrirais le rock aujourdhui : il vit encore ? je veux dire dans sa philosophie, qui est cette espece de déferlement d’énergie ado pour changer le monde, ou alors ça fait longtemps que ce n’est plus qu’un truc récupéré par le business ?

On agite assez fréquemment le spectre de la mort du rock, ou de sa renaissance. Ces assertions contradictoires, généralement émises par les médias spécialisés se heurtent à plusieurs limites. La première limite est qu’elle nie l’existence d’une pluralité de genres rock. Comme si l’ensemble des filiations (genres et sous-genres) du rock s’annulait pour ne plus désigner qu’un seul genre. Pas nécessairement le genre originel et historique. Mais le genre de rock défendu par les médias en question. Qui annoncent la mort du rock dès lors qu’ils perdent des parts de marché et donc leur part d’influence sur les amateurs. En orchestrant des discours catastrophistes, les laudateurs de certaines formes rock produisent un rabattement sémantique. Ce faisant, ils mésestiment (ou préfèrent ignorer) que l’histoire du rock repose sur une fragmentation infinie en genres et en sous-genres. Le rock psychédélique de la fin des années 60 s’est par exemple progressivement éclipsé au profit du punk rock dès la seconde moitié des années 70 qui lui-même s’est progressivement évanoui avant de s’épanouir à nouveau dans la seconde moitié des années 90 en même temps que s’amorçait un renouveau psychédélique. Les médias spécialisés accompagnent évidemment ces soubresauts comme ils le peuvent. La seconde limite est d’ordre intime. Le rock meurt évidemment en même temps que l’on s’en détache pour explorer d’autres rivages musicaux, ce qui n’exclut jamais que l’on puisse y revenir. Si un amateur de rock estime que le rock ne lui procure finalement plus autant de plaisir que par le passé, et que dans la foulée il revend tous ses disques de rock, peut-il pour autant en conclure que le rock est mort ? Certainement pas. Le rock est mort pour lui. C’est tout. Le problème tient au nombrilisme de certains qui estiment que leur avis détermine la marche du monde. C’est d’une prétention énorme. Et c’est un travers bien français. L’histoire du rock nous apprend qu’aucun genre rock n’est jamais totalement abandonné. En sommeil ou pratiqué par une poignée de fidèles, chacun d’entre eux reste vivant, sous une forme recyclée ou au plus près de sa forme originelle.

Et sur l’énergie adolescente visant à changer le monde ?

On peut dire que le rock est un support de contestation plus ou moins efficace selon la nature du discours tenu et de la qualité de sa réception. Et il est loin de ne s’adresser qu’aux seuls ados. Le rock à cinquante ans. Ses amateurs ont grandi avec lui. Et il n’y a aucune raison pour que des adultes ne soient pas eux aussi sensibles à un discours argumenté ou non d’un artiste quelconque. Le “fuck the system” primaire de Wattie Buchan (The Exploited) ou des Bérus me ravit autant que les paroles autrement plus élaborées et engagées d’un Bertrand Cantat (Noir Désir), d’un Marilyn Manson ou d’un Maynard James Keenan (Tool/A Perfect Circle). Ces artistes ne sont plus des ados, loin de là. La portée de leurs discours est toujours réduite et/ou momentanée. C’est un fait. Comme en littérature, en art contemporain ou au cinéma. Certains artistes interrogent la société, la critiquent avec virulence, quelquefois avec talent, quelquefois avec maladresse. Mais certains parviennent à faire bouger de petites choses. Il suffit de penser au film Indigènes et à ses répercussions politiques récentes. Ce n’est pas parce que ces artistes bénéficient du soutien de l’industrie culturelle qu’il faut les mépriser pour autant. Cela n’ôte rien à la qualité de leurs discours. Sinon, comment les diffuser en dehors de ce circuit ? C’est un autre trait culturel bien français. Dénigrer systématiquement l’industrie culturelle sous prétexte qu’on y trouve des enjeux économiques. Il y a de l’argent en jeu. Oui et alors ? Faut-il nécessairement être pauvre pour critiquer la société ? Les artistes qui gagnent leur vie grâce à leurs productions artistiques doivent-ils fermer leurs gueules à partir d’un certain seuil d’imposition ? Ce sont de fausses questions. Elles sont parfaitement stériles. Par ailleurs, n’est-il pas légitime d’espérer changer l’ordre du monde tel qu’il est ? Les artistes ont justement la capacité de traduire notre indignation et cette volonté de changement, plus ou moins impuissante, en musique, en peinture, en littérature, en films, etc. C’est pour cette raison qu’ils sont aussi importants dans nos sociétés. À un niveau professionnel ou amateur d’ailleurs.

Pour finir, est-ce qu’aujourd’hui la recherche de la gloire ne remplace pas la recherche de la spiritualité ?

Difficile de répondre à ta question sans la poser directement aux personnes concernées. Quoiqu’il en soit, les Beatles, au sommet de leur gloire étaient en recherche active de spiritualité. Ils sont allés en Inde pour cela. Par conséquent, cet exemple nous montre qu’être en quête de gloire n’exclut jamais la quête spirituelle. Les deux sont parfaitement compatibles. Et puis, il ne faut pas négliger qu’il peut exister des artistes qui vont se retirer de la vie publique pour se consacrer à la spiritualité. Alors que d’autres vont s’opposer à cette spiritualité ou prendre de la distance avec cette spiritualité, pour développer leur carrière. Il n’y a pas de règle. Si ce n’est celle de l’hétérogénéité des conduites individuelles.

 

Jean-Marc Grosdemouge