L'amour cadenassé

L'amour cadenassé

   Hier, en me baladant entre Maubert-Mutualité et Hotel de Ville, je suis passé sur un pont derrière Notre Dame de Paris qui est truffé de petits “cadenas d’amour”. C’est vraiment représentatif de notre époque que des couples puissent venir déposer un cadenas sur un lieu public.

   D’abord parce qu’un cadenas ça signifie “je possède ça, je le cadenasse pour qu’on ne me le vole pas”. Un cadenas ne veut pas dire et n’a jamais signifié “je t’aime” à moins de considérer qu’aimer quelqu’un c’est en faire sa chose, sa propriété. Et puis au delà du contresens amour-possession, c’est afficher dans l’espace public ce qui relève de l’intime.

   C’est aussi bête et inutile que photographier les plats au resto avant de les manger… pour les poster sur un réseau social. D’ailleurs, le photo est postée aussitôt prise, autrement dit si le plat n’était pas aussi bon qu’il en a l’air, qu’importe : le fait qu’il soit photogénique suffit à mériter une publication.

   Tout aussi obscène me semble le fait pour certains couples l’idée de s’afficher pour la marque The Kooples. Ils sont si jeunes, beaux et successful qu’ils en deviennent risibles. On a envie de leur dire “traversez une crise ensemble, voyez si vous êtes capables de la surmonter et on en reparle, ok ?”

   Là aussi, l’apparence d’être un beau couple solide comme un roc suffit. Peut être que monsieur trompe malade, ou peut être qu’elle le bat, tant que la photo est belle, c’est l’essentiel. Et les escalators d’Orly et Roissy continuent à déverser des flots de gens venus d’un peu partout vivre leur paris de carte postale, un glace chez Berthillon puis un petit cadenas accroché sur un pont. la rupture aura lieu par SMS ou par mail, il faut être moderne à tout prix. A côté des clodos, usent et re-usent leurs muqueuses à grands coups de mauvais vin et les fashion peoples s’en foutent. Quand bien même ils seraient sur la photo, un coup de Photoshop les fera disparaître en un clic. Je marche encore et aperçois une jeune femme avec une perche à selfie.

   Même la vieille tradition du touriste étranger qui demande avec le peu de mots qu’il a dans la langue de ses hôtes “scusez moi, vous poouvez me prendre en photo ?”, même ça ça disparaît. Moi, mon nombril et ma gueule, je booke un voyage en dix minutes sur le Net, je pars, tout ça ce sera relayé sur les réseaux sociaux à la minute, mais surtout je veux être tranquille, sans surprise, et c’est moi qui décide de tout : l’ordre des boutique, les musées, etc. L’important c’est de dire “j’y étais”, pas de vivre. Regardez, on s ‘aime : la preuve on a mis un petit cadenas sur un pont de Paris. les clochards dorment sous le pont, mais on vit une époque incroyable de modernité.

Jean-Marc Grosdemouge

Photo : Jean-Marc Grosdemouge

Jean-Marc Grosdemouge