L’anneau de désunion

L’anneau de désunion

   Quand il s’est fiancé avec Amélie Duchène, Oscar a eu droit  son rond de serviette. La riche famille nordiste de sa promise avait eu cette attention envers lui : en plus d’être convié chaque dimanche au plantureux repas familial, il avait droit  à sa serviette, délicatement roulée dans ce cylindre d’étain poli. Oscar aimait beaucoup ces repas, très longs et très bavards, au cours desquels on parlait littérature, politique, philosophie. Un détail l’avait tout de même agacé lorsqu’il avait découvert ce rond de serviette : on n’y avait pas gravé son prénom, mais celui de la puissance invitante. Lui qui venait d’une famille moins riche et moins illustre que les Duchène, y voyait une discrète flétrissure. Il ne s’en ouvrit jamais à Amélie, et chaque dimanche, après l’apéritif pris au salon, il rejoignait sa place, son rond de serviette, dépliait sa serviette sur ses genoux, se mêlait aux conversations, et se disait : « fini, Duteurtre, désormais je suis un Duchène ». Le rond de serviette en attestait, après tout. Et tandis que les plats défilaient, il s’imaginait très bientôt, à l’église, au bras d’Amélie, elle dans sa belle robe de mariée, lui dans son frac et bientôt qui sait ? aux commande de l’usine Duchène, maison de qualité depuis 1869. Hélas, les fiançailles firent long feu peu de temps après. Au fond de lui, Oscar sentait bien qu’il ne serait jamais accepté par cette illustre famille, et cette rupture le soulagea. Amélie lui rendit la bague de fiançailles et y ajouta, en cadeau, le rond de serviette. Oscar remercia et ne dit rien. Il ne revit jamais Amélie, fait un beau mariage, et tâcha d’oublier ce rond de serviette au fond d’un tiroir.

   Oscar mourut l’an passé, et sa veuve trouva ce rend de serviette en faisant du rangement. Comme elle ne savait qu’en faire, elle le revendit lors de la brocante de Lille. Elle avait loué un mètre devant le Bar de l’Echo. Sur les coups de midi, elle alla prendre un jambon-beurre et une pression à la terrasse. Elle plissait les yeux en regardant le soleil, puis se dit que la brocante avait bien marché. Elle jouait avec le sous-bock du bar, et se demandait : pourquoi diable Oscar avait-il un rond de serviette gravé au nom de Duchène ? Pourquoi le cacher ? Il n’était pas collectionneur, et puis il ne lui avait jamais parlé d’un quelconque Duchène. Elle demanda un stylo au serveur. Il fallait qu’elle sache. Elle s’y remettrait plus tard, mais là elle avait bien à faire : retrouver son stand, faire l’article aux passants, essayer de rentrer dans les frais de sa location. Elle ne voulait pas prendre le risque d’oublier le nom de famille gravé. Elle tâcha d’inscrire « rond de serviette Duchène » sur le sous-bock, mais il était humide, et le pointe du crayon s’enfonçait mollement dans le carton mou, et la bille du stylo roulait, vierge, comme si l’encre refusait d’inscrire quoi que ce soit. Elle y vit un signe, et se dis « je m’en fous, après tout. Oscar avait bien le droit d’avoir ses secrets ». Elle fit encore rouler le sous-bock entre ses doigts, lança « j’vous l’embarque » au serveur, et l’enfonça dans sa poche. Elle alla retrouver son stand de bric à brac avec la certitude qu’il ne faut pas trop remuer le passé. Elle vendit encore quelques livres, mais la vue de tous ces objets du passé, étalés là sur le trottoir, la rendait de plus en plus triste. A 19 heures, elle laissa tout en plant, et rentra chez elle. Elle se fichait bien d’avoir gagné quelques sous. Le plus important, c’était qu’elle se sentait légère, légère comme une plume. Légère comme elle ne l’avait jamais été. Elle se demandait si elle avait vraiment connu Oscar, au fond.

Jean-Marc Grosdemouge

Ce texte a été produit lors d’un atelier d’écriture animé par l’écrivain Sophie Daull, auteur de “Camille, mon envolée” et “La Suture”. Qu’elle en soit ici chaleureusement remerciée.

Jean-Marc Grosdemouge