Laurent Garnier, David Brun-Lambert "Electrochoc"
Le but de ce livre n’était pas de raconter toute l’histoire de la techno, mais à travers le parcours de Laurent Garnier, de restituer l’essence de ses quinze premières années. La trajectoire de Laurent Garnier est palpitante, et donne naissance au “Awopbopaloobop alopbamboom” français de la musique électronique.
Laurent Garnier auteur d’un livre sur la techno chez Flammarion à la rentrée 2003 : l’annonce de ce livre, dans le courant de l’été, avait de quoi surprendre. Le fait que le livre soit co-écrit avec un journaliste pouvait même faire peur. On en a vu beaucoup des gens dont ce n’est pas le métier s’essayer à l’écriture. Pas toujours avec bonheur. Le DJ réputé, le producteur techno et co-dirigeant de label allait-il passer l’examen du premier livre avec succès ? Rien n’était moins sûr.
Voici le livre. Le jeu de l’oie, caché dans le rabat de la couverture, et qui permettra sans doute aux journalistes flemmards de se reporter rapidement aux anecdotes croustillantes ou malheureuses et aux épisodes les plus marquants de ce récit, puisqu’ils sont tous consignés dans les cases du jeu, aiguise notre curiosité. De plus, quand on feuillette “Electrochoc”, de grosses illustrations jouant sur la taille des typographies utilisées pour aérer le récit donnent un caractère un peu étrange à ce livre. On se rendra compte au fil des pages que ces respirations ne sont pas un gadget : elles fixent l’attention du lecteur sur un moment précis. Un peu comme quand sur une piste de danse, les stroboscopes rendent hachée la vision des autres danseurs. C’est qu’il va beaucoup être question de danse, des pistes de clubs, de sueur, de lights et de frénésie ici. Dans les marges du livre, les auteurs reproduisent des play-lists. Elles fixent en quelques titres l’ambiance de chaque genre (“northern soul”, “hardcore”, “french touch”, “Chicago house”), d’épisodes (les soirées “Wake up” au Rex ou celles de La Luna, le sixième anniversaire de l’Hacienda ou les soirées Jungle et Pyramid du Palace) dont parle le livre.
On aperçoit aussi en marge du récit des reproductions de flyers de soirées et de macarons de disques vinyls. L’approche graphique fait nettement penser aux livres consacrés à la musique publiés par les éditions Allia. On savait dès la couverture qu’il est question de musique électronique, et de son média naturel : le disque vynile. Restait à se plonger dans le livre. Dès le premier chapitre, quand Laurent Garnier, qui est ici le narrateur décrit la soirée qui a fait basculer sa vie, un soir de printemps 1987 à Manchester, on comprend qu’on n’a pas affaire à un livre-pensum mais à un récit humain, celui d’un français devenu DJ un peu comme ça, pour échapper à une carrière toute tracée dans l’hôtellerie. A cette époque, Garnier est valet de pied à l’ambassade de France à Londres. Et il use de son temps libre au clubbing. C’est à l’Hacienda, un soir où Mike Pickering mixe, que Garnier découvre la musique pour laquelle il va consacrer des années de sa vie : la house music. “Quelque chose de brûlant venait d’entrer dans ma vie” écrit-il. Et ce feu, on sent que Garnier va l’attiser en lui. Mais on n’est pas encore sûr de tenir un vrai, un bon livre. Au deuxième chapitre, quand il écrit qu’enfant, il enregistrait la bande FM sur des cassettes la nuit et qu’il avait créé une mini-boîte dans sa chambre, où il mixait pour un public imaginaire, on a compris que Garnier raconte une histoire personnelle, sa vision intime de la musique et de l’art du DJing. Un art qui lui inspire plus tard de belles pages : “Mon job est de (…) faire danser [les clubbers] et de leur donner du plaisir. Pour cela, et c’est toute la difficulté de notre boulot, il faut établir une communication, les comprendre. Il faut savoir déchiffrer leurs désirs, leurs lubies, mais aussi les emmener de force, si nécessaire, vers des terrains inconnus, les surprendre, les séduire et à la fin, leur donner ce pour quoi ils se sont déplacés : du bonheur.”
Ainsi, on suit pas à pas l’itinéraire de Garnier DJ en Angleterre, son retour en France pour cause de service militaire, puis son départ en Angleterre à nouveau, l’organisation de soirées à Paris (La Luna), les engagements qui se succèdent, le succès qui vient au fur et à mesure, à force d’acharnement (Garnier raconte les déplacements en voiture, sa “ravemobile”, avec à chaque fois ses caisses de disques à déplacer). Puis c’est la rencontre avec Eric Morand, les premiers maxis chez Fnac Music, la création du label F Comm, les raves cassées, la difficulté à imposer l’idée que la techno est une vraie culture. Garnier raconte la naissance de la Love Parade de Berlin, la naissance de son premier album “Shot in the dark”, puis de “30” (sacré Victoire de la Musique), son concert à l’Olympia en septembre 1998, quelques jours avant la première Techno Parade dans les rues de Paris, décrit la saga du label Underground Resistance (créé par Mike Banks), auquel Laurent Garnier semble vouer un culte, et s’achève sur l’enregistrement de l’album “Unreasonable Behaviour” et la tournée mondiale qui s’ensuit. La fin de cette tournée voit Laurent Garnier rentrer chez lui, un peu déprimé, un peu sourd, et le dernier chapitre lui permet de se livrer à quelques considérations sur l’avenir de la musique électronique dont Garnier considère qu’elle doit se réinventer, sur l’industrie du disque (qui en prend pour son grade à plusieurs reprises au cours du livre), de dénoncer le fric facile qui pourrit le DJing. Les auteurs spéculent sur l’avenir du métier de DJ, une activité en mutation du fait des nouvelles technologies, comme le MP3, qui obligent chaque DJ à repenser son art et sa manière de l’exercer. L’occasion de faire le point sur l’histoire de la musique électronique, et c’est là que l’on sent la patte de Brun-Lambert (quand il décrit la vie musicale de Manchester ou de Detroit) à travers un acteur privilégié de cette scène, qui en a vécu les excès (comme la drogue : Garnier ne nie pas y avoir touché même s’il déplore que son usage massif ait tué la scène mancunienne par exemple), mais aussi les joies et les malheurs. Le but de ce livre n’était pas de raconter “toute l’histoire de la techno mais (…) à travers le prisme [du] parcours [de Laurent Garnier], une de ses trajectoires, et tente de restituer l’essence de ce que furent ces quinze dernières années.”
La trajectoire de Laurent Garnier est palpitante, elle est belle, et sa façon de la raconter est tout aussi belle. En refermant ce livre, on a l’impression d’avoir lu le “Awopbopaloobop alopbamboom” de la techno, écrit, de surcroît, par un français. Plus qu’en français, c’est avec la plus belle langue qui soit que Garnier écrit : celle du coeur et des tripes, une langue que cet artisan du diamant sait manier comme personne. Sa façon de parler de la musique avec amour, avec passion même, ne peut être feinte. Garnier affiche un vrai respect pour la musique et le public, et cela le rend profondément touchant. Et honorable. Laurent Garnier honore la musique, honore l’art du DJing, sans chercher les honneurs personnels, le fric ou les filles. C’est un pur, un vrai. On referme le livre, et l’évidence saute aux yeux : on a vibré, on a été tenu par la main de la première à la dernière page, on sait mille petites choses sur la musique électronique, tout en ayant réussi à en saisir l’histoire générale. Pas de doute : “Electrochoc” est un très bon livre.
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Laurent Garnier, David Brun-Lambert “Electrochoc”, Editions Flammarion, Paris, 290 pages, 19,90 €.
première publication : vendredi 7 novembre 2003