Grand Corps Malade “Midi 20”

Grand Corps Malade “Midi 20”

Cet automne, je vous ai narré la soirée qui m’a vu passer d’un concert des Psy 4 de la Rime à un concert de Vincent Delerm… directement de l’ambiance baggy à l’ambiance “Télérama” (voir notre article), en déplorant que ces deux univers-là s’ignorent. Certes Fabien, un éclopé de la vie mais pas du talent qui ne marche pas sans sa béquille et s’est choisi pour nom de guerre Grand Corps Malade ne fait pas du hip hop mais du slam. Cependant voir “Midi 20” estampillé “ffff Télérama” a de quoi réjouir.

En tant que chroniqueur, faisant nous aussi commerce de nos mots, on a envie d’être digne de se disque : la version branleur consisterait à piquer dans le livret les meilleurs extraits où Grand Corps Malade parle de lui, les remettre en forme pour dresser un portrait. C’est facile à faire et en plus, ça sent l’authentique : je n’ai pas trahi l’artiste, puisque j’ai compilé ses mots. Mais “Midi 20” (c’est l’heure à laquelle le slameur se considère parvenu dans une vie de 24 heures) vaut mieux que ces exercices de scribouillard : il faut au contraire dire qu’il y a dans cet album des propos sincères, bien balancés par une voix grave et parfois traînante, parfois sur quelques notes de piano ou de cordes. “Dans la chanson, dit Jean-Pierre Pasqualini qui s’y connait en la matière, on vient pour la musique, on reste pour les paroles.” Chez Grand Corps Malade, on vient d’abord pour les propos, et l’on se laisse captiver aussi pour le fond sonore, discret mais envoûtant. Qu’il nous fasse déambuler dans sa ville (“Saint Denis”), qu’il narre les afres de l’amour (“Les voyages en train”), l’envie de s’en sortir (“Ca peut chémar”), tout chez Grand Corps Malade transpire l’amour du mot, le verbe altier, et l’espoir fou que les idées peuvent toucher le coeur des gens. Cet homme-là pourrait tenir la dragée haute à pas mal de bavards creux. Grand Corps Malade ? Grand Esprit Sain oui ! Il y a des albums qui sentent la Cotorep, mais pas “Midi 20”. Certains artistes sont handicapés par l’envie de fric, la renommée… mais pas Grand Corps Malade. Ni Robert Wyatt d’ailleurs.

Au début du XXe, aux USA, la Librairie du Congrès a financé Lomax pour qu’il puisse aller dans les campagnes, collecter sur bande les chants des travailleurs du pays. En France, les pouvoirs publics seraient bien inspirés de financer une telle initiative : aller capter l’air du temps d’aujourd’hui, pour la fixer à jamais pour demain et après demain, pour qu’un jour, on puisse savoir à quoi ressemblait la poésie urbaine du début XXIe. Mais les pouvoirs publics ont “mieux” à faire, et c’est Universal qui s’y colle. “Récupération !” grogneront les cons. On leur répondra juste que Léo Ferré, qui est l’un des plus grands poètes du XXe, a fait une bonne partie de sa carrière chez Barclay.

****

Grand Corps Malade “Midi 20”, 1 CD (AZ/Universal), 2006

Le jour se lève / Saint-Denis / Je dors sur mes 2 oreilles / Midi 20 / Ça peut chémar / 6 ème sens / Je connaissais pas Paris le matin / Chercheur de phases / Parole du bout du monde / Attentat verbal / Les voyages en train / J’ai oublié / Vu de ma fenêtre / Rencontres / Ma tête, mon cœur… / Toucher l’instant 

première publication : dimanche 21 mai 2006

Jean-Marc Grosdemouge