Serge Gainsbourg "Histoire de Melody Nelson"

Serge Gainsbourg "Histoire de Melody Nelson"

La “rencontre” avec un disque culte (comme le “Cargo culte”) se fait parfois au détour d’une conversation. Celle de “Melody Nelson”, je l’ai faite en 1997. Je suis au village presse des Eurockéennes, et à quelques heures de monter sur scène avec son groupe, Radiohead, Colin Greenwood se tient devant moi pour une interview. J’ai beau me débrouiller dans la langue de Shakespeare, il a tenu à parler français au bout de quelques minutes. J’aurais pu me vexer, mais je comprendrai vite qu’il n’y a pas de quoi. Quand je lui pose la question “aimez-vous des artistes français ? Vous en connaissez peut-être… Je ne sais pas… Serge Gainsbourg ?” Quand il entend ce nom, les yeux du bassiste s’allument, et tout en me disant “Oh ! Seudge Gaisnbouw”, il fouille dans son sac et en extrait une cassette. Il y a là tout l’album “Melody Nelson”. Colin pointe les titres sur la jaquette avec gourmandise. “Ah ! Melody” m’indique-t-il avec des étoiles dans les yeux. En écoutant cette chanson, et sa ligne de basse, on comprend pourquoi l’instrumentiste en charge de la quatre cordes chez Thom Yorke en a fait son miel.

Elaboré avec Jean-Claude Vannier, qui signe les arrangements et dirige les cordes, ce “concept-album” (l’un des premiers à être apparus en France) raconte l’histoire d’un homme au volant de sa Rolls. Dans la vraie vie, Gainsbourg s’est acheté une Rolls. Surtout pour se faire plaisir en concrétisant une sorte de rêve de gamin. Surtout pour le bouchon de radiateur, qui a un vague cousinage avec la Victoire de Samothrace. En fait, le chanteur n’a pas le permis, et il ne veut pas de chauffeur. La voiture reste le plus clair du temps au garage, et Gainsbourg voyage par la pensée. Quand il revendra la voiture, Gainsbourg conservera le bouchon de radiateur, cette figurine surnommée “Spirit of ecstasy”. Dans cette histoire ecstasiée (un rêve érotique ?), le narrateur renverse une jeune fille de “quatorze automnes et quinze étés” nommée Melody Nelson. Melody est incarnée par Jane Birkin, compagne et muse de l’Homme à Tête de Chou. Sa voix fluette campe parfaitement le personnage de Lolita qui lui a été confié. Le patronyme du personnage au prénom nabokovien fait référence à l’amiral britannique qui défit Napoléon à la bataille de Trafalgar.

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Et en effet, ce n’est pas la flotte de l’Empereur qui coule ici. C’est le son français, pour ne pas dire franchouillard (la chanson française, du moins celle des shows des Carpentier, est souvent consternante) qui est envoyé en enfer. Usant de guitares énergiques et/ou de violons dramatiques, les ambiances ne renvoient à rien de connu de ce côté-ci de la Manche. On revient à l’élément marin en fin d’album, et son célèbre “Cargo culte”, un requiem avec voix ad hoc. On croirait entendre un cantique ou un oratorio. Culte, cette oeuvre l’est devenue au fil du temps.

La postérité de ce disque, peu vendu à l’époque de sa sortie, est assurée. D’autant que la critique rock, mais aussi des gens comme Beck (c’est flagrant sur l’album “Sea Change”) ou Air se chargent d’en perpétuer la portée. Une chose est frappante dans la voix de Serge Gainsbourg : elle fait souvent penser à celle, abimée par les gitanes, qu’il avait à la fin de sa vie, quand il entreprenait de se détruire à petit feu… celui qui lui servait à allumer clope sur clope. L’origine de cette destruction est connu : c’est le départ de Jane, au début des années 80. Sur ce disque, on est pourtant en 1971, le couple s’aime follement, et une petite Charlotte pointe son nez. Mais la fin de “Melody Nelson” est une tragédie. Comme si cette histoire avait eu valeur de prémonition.

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Serge Gainsbourg “Histoire de Melody Nelson”, 1 CD (Mercury/Universal), 1971

Première publication : 25 juin 2017

Jean-Marc Grosdemouge