Le trafic de livres clandestins sous l’Ancien Régime est par définition secret mais l’historien américain Robert Darnton, spécialiste du sujet, a trouvé une mine d’or : les archives de la Société Typographique de Neufchâtel en Suisse. Son livre est donc une suite de différents articles qui mettent en valeur un aspect du sujet, et le tout est passionnant.
Dans “Bohème littéraire et révolution”, Darnton nous plonge au cœur du trafic clandestin de livres sous l’Ancien Régime, révélant comment les idées des Lumières ont circulé malgré la censure royale. Grâce aux archives de la Société Typographique de Neuchâtel en Suisse, Darnton dévoile les rouages de ce monde secret, où libraires, contrebandiers et écrivains jouaient un rôle crucial dans la diffusion des idées subversives.
Parmi les figures centrales de ce réseau clandestin, Darnton s’intéresse à des personnages aussi divers que Jacques Pierre Brissot dit Brissot de Warville, journaliste et écrivain mais aussi espion pour la police royale, ou des contrebandiers de province comme Nicolas Gerlache, Bruzard de Mauvelain et Pierre Jacques Duplain, imprimeur et libraire à Lyon. Les “livres philosophiques” coûtaient alors plusieurs jours de nourriture pour une famille (les travailleurs manuels ne pouvaient pas en acheter) et ne se limitaient pas aux seuls traités politiques ; ils incluaient également des écrits plus divers, y compris des textes pornographiques, révélant comment la littérature clandestine brisait les tabous moraux autant que politiques.
Darnton explore aussi la dynamique des libraires de Montpellier. En 1777, neuf libraires se livraient une concurrence acharnée, chacun cherchant à profiter de la demande croissante pour les ouvrages interdits. Cette rivalité, loin d’entraver la diffusion des idées nouvelles, contribuait paradoxalement à l’effervescence intellectuelle de l’époque.
Au-delà des distributeurs, Darnton s’intéresse également à ceux qui écrivaient ces textes clandestins, les auteurs qu’il appelle parfois les “Rousseau des ruisseaux.” Parmi eux, Jean Baptiste Antoine Suard est un exemple emblématique. Suard, journaliste et traducteur, naviguait dans les cercles littéraires tout en écrivant des textes qui, bien que moins célèbres que ceux des grands philosophes, jouaient un rôle crucial dans l’alimentation de la révolte intellectuelle. Ces auteurs, souvent en marge des grandes figures des Lumières, étaient néanmoins des contributeurs essentiels au bouillonnement d’idées qui allait précéder la Révolution française.
Enfin, Darnton analyse comment ces livres interdits, et les discussions qu’ils suscitaient, ont contribué à la formation d’une opinion publique naissante, bien avant que le terme ne soit officiellement reconnu au XIXe siècle. En s’appuyant sur le sociologue Gabriel Tarde, il montre comment ces débats, même clandestins, ont commencé à façonner une conscience collective capable de défier l’ordre établi.
Ainsi, “Bohème littéraire et révolution” de Robert Darnton “nous offre une plongée fascinante dans les coulisses de l’histoire, où écrivains marginaux, contrebandiers audacieux, libraires rivaux et espions ambigus ont préparé le terrain pour les bouleversements à venir. C’est une exploration riche et complexe de la manière dont les idées, même celles issues des marges, peuvent transformer le monde.
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Robert Darnton “Bohème littéraire et Révolution. Le monde des livres au XVIIIᵉ siècle”, édictions Gallimard collection Tel, Paris.
Plus d’infos : le site de Gallimard
Pour compléter : Quels étaient les best sellers à la veille de 1789 ?