Sorti en août 1994, “Dummy” de Portishead a 30 ans
“Décidément, les centres commerciaux sont des lieux de rencontres et d’échange” chantait Jérôme Minière sur son premier album, “Monde pour n’importe qui”. Si le chômage n’était pas un sujet grave (on en sait tous quelque chose), on pourrait en dire autant de P^le Empl. En tout cas, Geoff Barrow (qui fut assistant en studio pendant l’enregistrement de “Blue Lines” de Massive Attack) et Beth Gibbons en sont une auguste illustration.
C’est dans une agence pour l’emploi que ces deux-là se sont trouvés. Puis en compagnie du guitariste Adrian Utley, ils ont signé un premier album qui est très vite devenu un classique des années 90. Scratchs acérés, beats lourds : “Dummy” suinte le jazz fracassé et le hip hop liquide ou vice-versa. En 1994, alors qu’on commence à remiser le vynile dans les greniers, on achète un CD parce que le bruit court en ville et dans les journaux qu’il est très bien et… on y entend des craquements. On y entend surtout de l’émotion qui serre la gorge, des bruits venus de souterrains, les sentiments trainés sur le bitume et l’ultra-moderne solitude qui est vieille comme le monde.
Sans doute êtes vous comme moi : vous parlez anglais, mais dès qu’il s’agit de comprendre les paroles d’une chanson, c’est un peu difficile. Il faut tendre l’oreille, s’arrêter sur chaque mot, essayer de dégager un sens général, tout en se concentrant sur les phrases qui défilent. Beth Gibbons a “résolu” le problème : son chant est si poignant qu’on comprend qu’elle chante des choses tristes. Dans “Poil de Carotte”, Jules Renard dit du père : “il ne disait rien, mais on sentait qu’il pensait des bêtises”.
Même si vous ne comprenez que couic à la langue de Shakespeare, vous comprenez, parce que vous êtes quelqu’un de sensible, que Beth Gibbons va mal. Et puis quand elle pleure “nobody loves me, it’s true”, vous comprenez. Pas besoin de vous faire un dessin. Allez on va se la jouer franc du collier ? Vous avez déjà été plaqué(e) par quelqu’un que vous aimez (du genre “l’autre en qui l’on croyait, pour un rhume, pour un rien, l’autre à qui l’on donnait du vent et des bijoux, pour qui l’on eu donné son âme pour quelques sous, devant quoi l’on s’traînait comme traînent les chiens”) ?
“And this loneliness, it just don’t leave me alone”… et la solitude ne me me laisse jamais seule… Eh bien non. Et quand il a faut pleurer à chaudes larmes pour faire passer -physiquement- le mal-être lié à la séparation, quel disque écoutez-vous ? Pour ma part, pas la peine de vous faire un dessin, je crois.
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Portishead “Dummy”, 1 CD (Go ! Beat/Universal), 1994