Avec Guy Darol, le freak c’est chic

Avec Guy Darol, le freak c’est chic

Guy Darol est certainement l’instituteur de France qui connait le mieux la vie et l’oeuvre de l’américain Frank Zappa. Dans l’essai qu’il consacre au moustachu, “Frank Zappa, l’Amérique en déshabillé” (éditions du Castor Astral), mort le 4 décembre 1993, Guy Darol revient sur tous les coups d’éclats qui en ont jalonné la carrière.

Propos recueillis par Jean-Marc Grosdemouge

Je crois que vous êtes instituteur en Bretagne. Et passionné de rock visiblement. Vous pouvez nous expliquer les origines de cette passion, et comment elle perdure ?

Guy Darol : Cette passion date de la fin des années 1960 où la rébellion avait sa musique, celle des Rolling Stones et des Kinks. Cette adhésion coïncide, en effet, pour la plupart des gens de ma génération à un refus du système. Ce que l’on appelle le système, c’est évidemment le pouvoir mais plus généralement les pouvoirs, ceux de la police, de l’armée, de l’éducation. Le rock est un hymne, le seul hymne acceptable. C’est à Paris, au lycée Voltaire, que je rencontre la musique de Frank Zappa, en même temps que les théories situationnistes, la parole anarchiste de Stirner, de Proudhon et de Bakounine. Le rock est alors pour moi une échappée belle, un exutoire aux études que je trouve inutiles. On nous enseigne le discours de la norme et je refuse d’être formaté. Un camerluche, voisin de table, est fan hardcore de Zappa. Il me fait écouter.

Et c’est le choc ?

Au début, je trouve ça redoutable, inaudible. Ce n’est pas linéaire, architecturé couplet-refrain, comme un track des Stones. Et puis de bouche insistante à oreille réfractaire, j’acquiesce, je comprends, j’apprécie.

Et un événement va faire ressurgir Zappa dans votre vie ?

En 1982, Michel Duprey, le pote de bahut qui faisait ma culture zappaïenne se tue en moto. Une dizaine d’années plus tard, mon éditeur me demande un livre sur un musicien de mon choix. Je pense à Zappa en me disant d’une part que c’était le plus bel hommage que je pouvais rendre à Michel Duprey et, d’autre part, que c’était un méchant saut dans le vide. Zappa c’est 70 CD et 1200 compositions.

Pourquoi cet intérêt particulier porté à Zappa ?

Je suis un vrai passionné de Zappa. Depuis 1972, je collectionne tous les documents le concernant et je possède tous ses albums, y compris de rares bootlegs. Je l’ai vu en concert une bonne dizaine de fois. Il n’est pas raisonnable de beaucoup réfléchir. Je me lance immédiatement dans l’aventure et publie, en 1996, au Castor Astral une “évocation sentimentale” intitulée “Frank Zappa, La Parade de l’Homme-Wazoo”. Il s’agit, dans un premier temps, de montrer l’horizon musical de Zappa, cet univers sans barrières vers lequel tous mes sens me portent depuis les années 1960. Avec Dominique Jeunot, nous décidons de bâtir un dictionnaire qui permettrait aux avisés et aux un peu moins avisés de mieux comprendre le guitariste innovateur. “Zappa de Z à A”, paraît au Castor Astral, en novembre 2000.

Comment qualifier l’oeuvre de Zappa ?

Elle est, encore une fois, pléthorique. En aucune façon, elle est répétitive, ressassante, bavarde. L’une des caractéristiques de Zappa, c’est son sens de l’inventivité. Issu du rock’n’roll et du rythm’n’blues, il met au point une écriture à toutes les autres mêlées. On y trouve en effet la marque des musiques savantes, du blues, du doo-wop, du jazz. Freak Out !, premier concept album de l’histoire du rock, paraît en 1966. Et il fait entendre l’influence d’Edgar Varèse, de Stockhausen et d’Eric Dolphy. Zappa est un compositeur hors norme, un inclassable. Dans le monde dans lequel nous vivons où tout être, toute chose, sont susceptibles d’avoir un nom, une étiquette, Frank Zappa est un compositeur dérangeant. Une savonnette qui vous glisse des mains lorsqu’on veut le saisir. Certains ont voulu le capturer, l’enfermer dans des mailles. On a dit qu’il était pionnier dans le domaine du jazz rock. On a affirmé qu’il était le père de la fusion. Les amateurs de musiques électroniques font de “Civilization Phaze III”, son dernier opus édité en 1993, l’une des références absolues au genre.

Pourquoi ?

“Civilization Phaze III” fut entièrement composé au Synclavier, outil informatique que Zappa utilise régulièrement depuis le début des années 1980. S’intéresser à Zappa de nos jours c’est assurément s’intéresser à la musique sans cloisons ni catégories. Lorsqu’en 1972, j’entre dans l’univers de Frank Zappa, j’écoute presque exclusivement les Stones, les Beatles, les Small Faces, les Kinks, King Krimson, Soft Machine. Je ne connais rien du jazz et des musiques contemporaines. Zappa me fait découvrir John Coltrane et Miles Davis, Johnny Guitar Watson et Muddy Waters, György Ligeti et Luciano Berio, Stravinsky et Webern. Cette ouverture du champ musical constitue l’un de ses plus grands talents. Sachant par ailleurs qu’il est un parfait guitar hero à ranger à côté de Jimi Hendrix, Carlos Santana et Eric Clapton. Ce n’est pas par hasard si l’on retrouve aujourd’hui l’influence de Zappa dans des courants aussi variés que ceux représentés par Coldcut, The Herbaliser, Gonzales, Don Caballero, Mr Bungle, Beck ou Raoul Petite.

Donc l’esprit de Zappa perdure, même dix ans après sa mort ?

GD : La musique de Zappa, son sens ouvert et inspiré de la composition, sont des modèles pour les générations, actuelles et à venir, favorables au melting pot, au mélange des genres, des langues, des catégories sociales et des savoirs. Frank Zappa est vraiment emblématique d’un monde fraternel et c’est un Américain, un Américain contestataire, rebelle, vigilant, de la trempe des Lenny Bruce et des Michael Moore. Je parie que Frank Zappa est l’un des maîtres secrets de Michael Moore. Voilà pourquoi ce géant du XXème siècle ne cessera jamais de grandir.

MLM : Vous décrivez comme les USA comme un pays mastodonte, où tout est énorme. Zappa c’est le grain de sable, le poil à gratter, qui s’est érigé en défenseur de la liberté d’expression ?

Le maccarthysme a révélé, dans les années 1950, la puissance de feu des Etats-Unis dans le domaine spécifique de la liberté d’expression. Il s’agissait alors pour l’Amérique de détacher de son corps pur toutes les parties indignes. Dans les années 1950, furent congédiés, parce qu’ils sentaient comme une espèce d’odeur de communisme, des cadors tels que Bertolt Brecht ou Charlie Chaplin, pour ne citer que ceux là. Les années 1980 ont vu apparaître le retour du bâton matraquant l’Un-American.

MLM : C’est-à-dire ?

GD : La censure prit un ton nouveau s’attaquant cette fois à l’industrie phonographique et particulièrement aux groupes hard rock et hip-hop. Il fallait imposer une hygiène de la langue, garantir la salubrité du verbe, protéger les oreilles des dommages que pouvaient commettre les mots crus. Les ligues de vertu et, à son front, le PMRC (Parents Music Resource Center) et ses Washington Wives, toutes épouses de sénateurs ou de capitaines d’industrie, lancèrent leurs missiles contre tous les acteurs de la culture rock. Ces groupes de pression affirmèrent que la dérive de la jeunesse américaine était issue des paroles proférées sur les albums vendus dans le commerce. Le PMRC voulait imposer un système de rating (tel que celui imposé au cinéma lorsqu’on affiche la lettre X) visant à distinguer le bon grain de l’ivraie. Et il a réussi ! Ce classement, connu sous le nom de labeling, a abouti à un “avertissement aux parents” (le Parental Warning Explicit Content), lequel est un signal auprès des distributeurs de produits culturels, afin que ceux-ci ne proposent plus dans les bacs de skeuds stickés.

Et Zappa, dans tout cela ?

Au début des années 1980, devant la montée de l’intégrisme protestant et le déferlement ultra-commercial des télévangélistes, Frank Zappa élève la voix. Ses oeuvres, y compris parfois instrumentales, seront condamnées par la censure. Il participe à des centaines de talk shows afin de dénoncer le déclin culturel des Etats-Unis.

Une voix comme la sienne manque cruellement à l’heure actuelle ?

S’il n’avait pas été arrêté dans son élan par un cancer de la prostate, Frank Zappa se serait peut-être présenté aux Présidentielles de 1992. C’est qu’en effet son discours virulent contre les réactionnaires de tous poils – qu’ils fussent Républicains ou Démocrates -, trouvent aux Etats-Unis une audience de plus en plus ample. Ceux qui assistent à ses conférences ou qui l’écoutent sur les ondes ou à la télé lui trouvent un air de leader politique. Il faut dire que Zappa qui avait été naguère approché par les Libertariens (sorte d’anarcho-capitalistes), parle une langue qui exclut toute duplicité. Il a fait démonstration de sa probité dans l’ensemble de son oeuvre jalonnés de textes explicites contre les filous du marketing evangélique, les nababs de l’entertainment industry et les politiciens véreux. A vrai dire, il est capable de sortir une analyse remarquablement ficelée sur n’importe quel secteur de la société américaine. Outre qu’il est un compositeur d’avant-garde et un freak authentique, Zappa est un commentateur social inégalé aux Etats-Unis. De plus, le sérieux de sa réflexion est toujours scandé par l’humour. Aujourd’hui les héritiers de Zappa sont à chercher du côté de Tom Morello (Audioslave, Rage Against The Machine), de Dead Prez, de NoFX ou de Rancid.

En quoi la vie et l’oeuvre de Zappa prouvent que la musique n’est pas forcément “un adoucissant pour les moeurs” ?

Tout simplement parce que Zappa a toujours répugné à faire du bubblegum. Son oeuvre n’est certes pas à consommer puis à jeter. On l’écoute et elle ouvre des voies vers d’autres musiques, mais également vers la littérature, la bande dessinée, le cinéma. Elle ne laisse pas en repos celui qui s’en approche. Celui-là est sûr de devenir plus savant. Zappa m’a appris bien des choses que ni l’école ni les livres ni la presse ne m’avaient enseigné. C’est un succulent musicien et un bon professeur. Non il n’est pas un adoucissant pour les moeurs sinon l’Amérique en aurait fait l’un de ses héros. Il aurait sa statue à Los Angeles et des académies de musique ou des salles de spectacle porteraient son nom. Au lieu de cela, sa radicalité et sa redoutable inventivité, font de lui l’exemple le plus achevé de la contre-culture, un freak parfait.

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Photo : Getty / Hulton Deutsch

Jean-Marc Grosdemouge