Le Tour à Servance, Jean-Michel Jarre, Papa et moi

Le Tour à Servance, Jean-Michel Jarre, Papa et moi

   Mercredi matin, mon père m’a appelé du Périgord, où il joue les touristes. Le Tour de France passe par Servance, me dit-il dans le combiné. Ah, je ne savais pas. Je savais pour l’arrivée à la Planche des Belles Filles, j’avais vu ça sur les réseaux sociaux, mais pas pour le passage dans mon village natal.

   Je suis né à Belfort, j’en parlais d’ailleurs la semaine dernière avec Sophie Daull, qui y a vécu. et y a connu la mort de sa mère en 1985. Elle en a fait un livre cette année, “La Suture”, après avoir raconté la mort de sa fille dans “Camille mon envolée” en 2015. J’ai la chance d’avoir encore mon père, 72 ans. Chez Grosdemouge, peu de gens atteignent cet âge, et il me parle des gabarres, dont il a bien du mal à retenir et prononcer le nom.

   A part mon oncle Tony, qui faisait du sport auto, et mon père qui roulait 22 heures sur 24, tout le monde picolait sec, et ça mangeait mal. Tout ça plus la clope, ça va vite. Mon père a arrêté la clope dans les années 70, il voyait trop de gens qui en mouraient. Quand on le voyait avec une sèche aux lèvres, sur les photos, ça nous faisait marrer. Du côté de ma mère aussi, y’a du passif, mais c’est autre chose, une billet n’y suffirait pas.

   J’en reviens au coup de fil de mon père, je vais pas raconter ici toutes les histoires de familles. D’abord ça me fâcherait avec pas mal de gens (en même temps je n’ai de contact avec presque personne) et puis je ne sais rien ou presque, je n’ai que des intuitions. Les appels paternels sont toujours brefs, toujours très fonctionnels. Il sait pas trop faire avec l’expression des sentiments, mon paternel, je ne dis pas qu’il n’en a pas, mais juste qu’il n’est pas du genre à cajoler, ni physiquement, ni verbalement. je n’ai jamais fait un hug à mon père, c’est comme ça. c’est ma mère qui savait dorloter, écouter, consoler, parler, complimenter, etc. je n’en dis pas plus, je n’ai jamais aimé partager ma père, même pas avec mes frères et sœurs, ni avec les autres élèves en CE1, alors avec de purs inconnus. Avant de raccrocher, je dis à mon père que je regarderai.

   Mieux, j’ai enregistré le tout sur un clé USB, tout en regardant la diffusion en direct (j’ai adoré quand Franck Ferrand a parlé du saut de l’Ognon, c’et le surnom que m’avait donné mon grand père maternel quand j’étais petit) et j’ai ensuite visionné  le fichier mpeg sur mon ordinateur pour en faire des captures d’écran. Sur celle ci on voit donc le village, avec l’imposante usine Madec, où mon père été été ouvrier de 14 ans à la trentaine, peu de temps après ma naissance je crois. Il l’a raconté à “L’Est Républicain” dans un article paru lorsqu’il a ris sa retraite. je pourrai le consulter si je veux de la précision historique. Derrière, à flanc de montagne, il y , bien rangées, les cités jardins, construites dans les années 70, où logeaient les ouvriers de l’usine. Mes parents occupaient la première, mitoyenne avec les Giher. En face, il y avait Abel Colle et Léa, il y a des photos de Jean-Noel, Abel et moi, dans les albums familiaux.

   J’ai quand même eu le temps de lui dire que j’allais assister à une “master class” de Jean-Michel Jarre (je le sais car il m’en a reparlé hier). Mais je ne lui ai pas dit à quel point cela avait une valeur sentimentale particulière à mes yeux : enfant, j’écoutais les 45 tous de Kratfwerk et Jean-Michel jarre sur le tourne-disques familial. Je plongeais littéralement dans le son pour et je ne voulais plus remonter, comme Jean-Marc Barr dans “Le Grand Bleu” (film que j’ai vu au ciné de Servance, tiens tiens). Après je m’enfuyais dans des cabanes en cartons, puis des studios de radio, puis dans ma chambre. Ado frustré, je me suis enfuis dans l’aigreur. Jeune homme finalement capable d’être séducteur, je me suis enfui dans les femmes. Aujourd’hui, je plonge je ne plonge plus dans mes gouffres intérieurs, peur de l’ivresse des profondeurs (j’ai parfois eu envie de ne pas remonter), alors j’opte pour l’écriture en essayant de ne pas me fuir.

   La “master class” n’avait de “class” que le nom. Il faut que Radio France arrête d’appeler “master classes” ce qui ne sont que des interviews en public. j’avais assisté il y a quelques mois à la la “master class” de Christian Boltanski dans les studios de Radio France. France Culture l’a diffusée cette semaine et ma question, très bonne pourtant (“”) a été caviardée. Non, en fait, pour ses 30 ans, Franceinfo avait invité celui qui a conçu l’habillage sonore parce qu’il; faut faire de la comm’, parce que ça a permis de faire une liaison avec Edward Snowden, et puis le PDG Mathieu Gallet a pu prendre un verre avec la ministre de la culture François Nyssen, invitée pour l’occasion. Moi, j’étais pas invité.

   Je suis un petit gars de Servance : chez les ploucs, je passe pour un branché, mais chez les branchés, je suis un plouc. Mais je sais pourquoi je suis né dans une clinique à Belfort et pas à l’hôpital le plus proche (Lure en l’occurrence) : ma mère a eu tellement de fausses couches, que quand une grosses semblait vouloir aller à terme, elle ne prenait pas le risque d’accoucher n’importe où. Ainsi nous avons tous, mon grand frère, ma petite sœur et moi, vu le jour aux berceaux. Il était dit qu’on nous mettrait dans du coton, comme des objets fragiles, dès le début de notre existence.

   J’en ai marre du coton. J’en ai marre aussi des coups, la souffrance, même verbale, ne m’est plus d’aucun attrait. Je crois avoir pardonné à mon père, je le pense même, je n’ai pas envie ou besoin de rouvrir le dossier avec lui, je l’ai déjà fait, et si je publie ce texte, c’est pour acter que tout est pardonné à celui qui est venu en quatrième vitesse me voir à Paris pour assister à l’enregistrement d’une émission dans le Grand Studio de RTL en 2002, et m’écoutait la nuit sur France Inter. Il n’a jamais vraiment fait de compliments, mais il ne faut pas trop en demander à ses parents. Enfin, si : j’airai quand même passé une bonne partie de ma vie à demander à ma mère d’en faire moins, et à mon père d’en faire plus. On en change pas les gens. On fait avec, on avance avec ce que le bon dieu a mis dans notre musette.

   En partant voir Jarre au studio 104, dans le métro, j’étais assis à côté d’un homme qui lisait un article sur Thibaut Pinot dans “L’Equipe”, intitulé “L’homme des mille étangs”. J’avais envie de lui dire “j’ai été son voisin, rue du Chêne Vert, à Melisey”. Là bas, dans la Haute Vallée de l’Ognon, on doit m’appeler “le fils à Jany, pas le grand, l’autre celui qui a fait Questions pour un champion”. J’ai joué trois fois dans cette émission : dans les années 90, en 2010, et cet hiver. La dernière fois que je suis passé dans cette émission, j’ai même eu droit à une demie-page dans “L’Est Républicain”. C’est pas tellement que j’en avais envie (j’essaie d’apprendre l’humilité) mais mon père y tenait, et a joué les attachés de presse. Sûrement ça façon à lui de dire “je t’aime”, alors je prends. Je ne suis pas né à Belfort, je ne suis pas comme Thibaut Pinot de Mélisey, je suis de Servance : c’est là que j’ai mes premiers souvenirs, dans la première des cités jardins. J’ai fait du vélo une fois, je suis parti tout seul sur la route. C’est Francis Jeanroy qui m’a trouvé et ramené. Il arrive encore qu’on m’en parle. Ma première échappée en solitaire pour aller acheter des pansements à la pharmacie Braun (avec quel argent ?) s’est soldée par un échec.

   Tiens, je ne gratte plus mes plaies depuis quelques années, je n’appuie plus là où ça fait mal. J’arrive à écrire sur mon passé. Demain, j’ai un atelier d’écriture. J’espère que je ne parlerai pas de Servance. C’est là et ce sera toujours là, mais il faut tourner la page. Y revenir sans cesse et fuir Servance : ce sera la but de ma vie, tout comme déconstruire et construire, oublier en se remémorant, soigner en rouvrant des plaies pour les désinfecter. Avec un alcool à 90 différent de celui que vend la pharmacie du village. Qui la tient ? Je ne sais plus, cela fait des années que je n’ai pas mis les pieds à Servance.

Jean-Marc Grosdemouge

Jean-Marc Grosdemouge