Abd Al Malik "Gibraltar"
Etonnant destin que celui du hip hop français : déjà quand il ne donnait pas dans le rap yéyé (on ne citera pas de noms pour ne pas vexer les auditeurs de Skyrock), il était capable de faire parler de lui en bien sur des majors, parfois à renfort de scandales (La Rumeur, Sniper), tout en entretenant un underground toujours fertile.
Mais voilà que le hip hop, qui a déjà des grands frères (NTM, affaire classée, ou IAM, que même nos parents connaissent) entre dans l’âge adulte : Rocé signe un album chez Universal Jazz, Grand Corps Malade caracole en tête des charts (il parait que chez EMI on a embauché un talent scout spécialement pour trouver le GCM maison) et déboule Abd Al Malik avec un disque qui est au rap d’ici ce que fut le “Sergent Pepper” à la pop des années 60 : un truc qui vous bouleverse le paysage, une pierre blanche, très grosse, dans le jardin d’un genre qui vivait sa vie paisible (quoique).
Abd Al Malik, outre des textes d’une hauteur de vue impressionnante (il évoque l’immigration clandestine, les difficultés d’intégration, le fait d’être musulman après le 11 septembre), s’illustre par une musique hybride : ce n’est pas de la chanson (pas de structure couplet-refrain), pas non plus du slam (il y a des choeurs) ni même du rap comme on l’imagine habituellement. Ici, pas de scratches, pas de boites à rythmes mais des patterns créés par des instrumentistes invités (André Ceccarelli, Olivier Daviaud, Laurent Vernerey, Gérard Jouanest, Marcel Azzola, Mathieu Boogaerts) et des samples jazzy (Nina Simone) ou pop (Keren Ann).
Capable de citer Deleuze, Derrida et Debray, de revisiter “Ces gens-là” de Brel sans ce que cela sente la reprise labellisée (“Les Autres”), ou de vous narrer la mort d’un Noir tué par des policiers après un banal contrôle de la route (“Saigne”), Abd Al Malik sait marcher sur cette corde tendue entre rage et émotion. Sans tomber. Facile pour celui qui clame qu’il vient d'”un endroit où tout le monde se complait à être grave”.
Epuré dans la forme mais riche dans le fond, furieusement marqué par la réalité urbaine mais sonnant déjà comme le futur classique de demain qu’il est, ce disque est celui que le hip hop français attendait. Il est aussi celui que tous ceux qui n’écoutent pas de hip hop n’attendaient pas, mais qui va leur faire changer d’avis sur cette musique. Et aujourd’hui, on a bien besoin de casser les idées reçues.
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Abd Al Malik “Gibraltar”, 1 CD (Atmosphériques), 2006