Rolf Lislevand "Nuove musiche"
Compagnon de route de Jordi Savall, Rolf Lislevand s’écarte de la tradition pour jouer des partititions baroque à sa guise. Ces libertés prises avec l’orthodoxie nous enchantent.
Comment étaient jouées les pièces musicales des XVIe et XVIIe siècle ? Personne ne peut répondre, sauf à aller lire minutieusement dans les bibliothèques ce que les observateurs de l’époque en dirent… Aucune trace enregistrée, bien sûr : Charles Cros n’arriva que bien plus tard. Alors reprenant les partitions baroques, il y a quelques années, le luthiste norvégien Rolf Lislevand laissa libre court à sa créativité, en les habillant comme lui, en blue jeans.
Sauf que… personne n’a de preuves, mais tout le monde sait -ou se croit autorisé à définir- comment cette musique doit être jouée. “Hep ! pas si vite jeune homme” a rétorqué à l’impétueux le milieu de la musique baroque, pas toujours porté à accepter de trop radicales remises en cause de l’interprétation du répertoire. Lislevand a pourtant officié auprès du violiste espagnol Jordi Savall, rendu populaire par sa participation à la bande sonore du film “Tous les matins du monde” d’Alain Corneau.
Mais alors que son ainé ne s’écarte pas de la tradition, Lislevand a poursuivi dans cette veine, libre et féconde : interpréter une musique ancienne de manière moderne, avec une sensibilité qui colle bien à notre temps… la “nuove musiche”, musique neuve. Pour son premier album sur le label ECM, place donc au métissage stylistique. Musique flamenca ou celtique, jazz, inflexions rythmiques qui ont parfois des accents d’Afrique : ce sont ces éléments, et pas la tradition qui ont part belle dans l’interprétation des morceaux de Frescobaldi, de Pellegrini, de Piccinini, Gianoncelli ou de Kaspberger.
Cette musisque évoque la Pangée, le continent primitif, qui il y a des milliards d’années, se disloqua sous l’influence de la tectonique des plaques, pour former les continents. Si la musique est une terre, alors elle se doit de revenir à la Pangée, à un métissage originel. Il faut relever les yeux, ne pas les garder braqués sur la partition : les instrumentistes n’hésitèrent pas à improviser quelque peu. On devine même les regards complices qu’ils durent s’échanger lors des sessions d’enregistrement.
Ces morceaux, à n’en pas douter, séduiront ceux qui ont fait des albums de Sigur Ros, de Dead Can Dance ou des Cocteau Twins leurs disques de chevet. Si les instruments sont ceux usuellement joués dans le baroque (harpe, théorbe, guitare baroque, clavichord), les percussions dépoussièrent ces partitions et la voix d’Arianna Savall guidera les plus hésitants qui feraient leurs premiers pas dans une musique réputée ardue. Avec ce disque, comme avec celui de Stephen Stubbs, “Teatro lirico” sorti ce printemps, le label munichois prouve que le baroque est une perpétuelle renaissance. De même que la terre, vieille et immuable, accouche chaque année de bourgeons neufs, une musique immémoriale, même confite par certains dans le jus de la tradition, a parfois de magnifiques efflorescences.
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Jean-Marc Grosdemouge
Rolf Lislevand “Nuove musiche”, 1 CD (ECM New Series/Universal), 2006