Les nuits sans sommeil d’un diplomate genevois

Les nuits sans sommeil d’un diplomate genevois

L’ennui, quand on est diplomate, c’est qu’il faut passer ses journées à sourire à tout le monde. Travaillant au Bureau International du Travail à Genève, Albert Cohen s’y astreint le jour, mais quand vient la nuit, il a a d’autres moeurs : comme les gens du dehors sont “si vite méchants, méchants pour rien”, il décroche son téléphone pour ne plus avoir à les supporter. Tout comme les “salauds” dont il ne livrera pas les noms. De toute façon , assène l’incipit de ce récit : “chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte”.

Albert Cohen souffre, comme un gamin, seul avec le téléphone décroché. Dans son riche appartement, son oasis bourgeoise, alors qu’il vient d’une pauvre famille juive de Corfou ayant fui les pogroms, il n’y a que sa chatte pour lui tenir compagnie. Et sa plume d’or, à qui il parle. Quand sort ce livre en 1954, Cohen voit approcher les rives du Styx, et se livre à une confession comme on en lit rarement : sa mère, qui est morte alors qu’il était à Londres, pendant la guerre, lui manque. Impitotayablement. Cet astre qui a rayonné sur ses jours d’enfants, il la fait revivre, quand il était enfant à Marseille. C’est là que les Cohen avaient débarqué, dans la cité autrefois fondée par les colons grecs venus de Phocée.

Le petit Albert fera une partie de ses études avec un futur académicien nommé Pagnol Marcel, et il resteront amis. Pas comme ceux qui prophétisaient qu’avec son accent, il n’aurait jamais le bac. Je suis diplomate, publié par Gallimard, j’ai réussi à je vous emmerde, leur dit il en substance. Car Cohen a l’ironie facile. Et aucun dieu vers qui se tourner. Quand il le fait, ce n’est pas comme Job pour demander à retrouver ce qu’il avait : paradoxalement, il souhaite… être malade, et que sa mère lui apporte des médicaments à elle. On apprend aussi qu’il avait honte d’elle, de son accent oriental, de ses fautes de français.

De nuits d’insomnie en petits matins pas frais, par de fréquents aller-retours entre passé et présent, Albert Cohen fait revivre sa mère. Et trouvant les mots pour exhorter les fils de mères encore vivantes à mieux les aimer qu’il a su le faire lui-même, il semble faire son deuil. On sait que celui qui trouva la consécration littéraire plus tard avec “Belle du Seigneur”, qui fut pour lui l’occasion de faire une oeuvre de son caractère obsessionnel, finira sa vie dépressif.

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Albert Cohen “le Livre de ma mère”, Folio, Paris.

Jean-Marc Grosdemouge