Catherine Ribeiro hurle à la paix
Dans un monde idéal, les outsiders seraient en tête des hit parades et Catherine Ribeiro aurait eu droit depuis longtemps à son biopic. Le blonde Nico a bien eu le sien et en la voyant on croit voir une Nico brune, jumelle d’Europe du Sud, du Portugal pour être plus précis. Pour tenir le rôle, on aurait pu embaucher Clara Luciani qui a, comme sa glorieuse ainée, une frange qui lui mange les yeux.
Catherine Ribeiro a commencé à enregistrer dans les années 60 (elle figure sur la « photo du siècle » de Jean Marie Périer pour le magazine « Salut les Copains ») et dès qu’on a cerné le personnage, son parcours, ses aspirations libertaires, on ne peut que la comparer à Brigitte Fontaine… sauf que quand cette dernière commence à émerger sur la scène grand public dans les années 90 grâce à un fan nommé Etienne Daho, Ribeiro commence à se retirer peu à peu. Elle a bien eu des projets récemment mais ceux-ci ne voient pas le jour d’un point de vue public. Et aurait été victime d’un AVC il y a peu.
Libre et libertaire
L’un des derniers journalistes a avoir pu échanger quelques mails avec la « Pasionaria » est Maxime Delcourt, quand il préparait « Il y a des années où l’on a envie de rien faire » (à lire aux Editions Le Mot et Le Reste). Dans ce livre hommage au slogan du label Saravah de Pierre Barouh, il décortique la scène expérimentale de la fin des années 60 (avec les anti-yéyés) et des années 70.
Selon Delcourt qui la qualifie d’ « astre lointain qui plane au dessus de la chanson française », Ribeiro se dit « libre et libertaire sans jamais accepter un clan plutôt qu’un autre ». C’est qu’elle est devenue une légende, retirée à Sedan puis en Allemagne, qui fuit les médias comme autrefois Syd Barrett, J.D. Salinger ou Marlène Dietrich.
Son comparse Patrice Moulet n’ayant pas donné suite à notre demande d’interview, on a voulu aller au plus près du dernier journaliste ayant recueilli ses mots, entendre celui qui a eu la chance de converser avec elle par mail : « Il y a dans sa démarche une volonté de laisser à l’art toute sa beauté, explique Delcourt, de croiser les formats et ce qui est intéressant chez elle c’est qu’elle a d’abord surfé sur la vague yéyé en adaptant Dylan ou Seeger, avant d’aller vers quelque chose de plus hybride avec Alpes. Ce qu’elle a enregistré avec eux lui a permis d’expérimenter les formes. Elle confronte les formes : le format chansons, les arrangements du rock progressif.»
Retournons donc virtuellement à cette époque oà Catherine Ribeiro se produisait devant de grandes foules. Grâce à Internet, le monde des archives télévisées, autrefois réservées à quelques pros dûment accrédités auprès de l’INA est accessible à tout un chacun et c’est ainsi que l’on peut se rendre faire connaissance avec les visages du groupe Alpes, et de leur lieu de vie. En 1972, pour « Pop 2 » (sur Antenne 2) le journaliste Patrice Blanc-Francard est allé rencontrer le groupe Alpes. A moto et sans casque, que fait la police ? Et c’est à Roberval, dans l’Oise, qu’il taille la bavette avec eux. Au bas de l’écran défile les noms des musiciens et de leurs instruments : cosmophone, percuphone. Car l’un des musiciens, Patrice Moullet, est inventeur d’instruments.
Indiffusable en radio ?
Même si le monde idéal où les gens pointus deviendraient des stars ne verra sûrement jamais le jour (et puis n’est-ce pas un plaisir que d’écouter entre initiés des gens remarquables tandis que la foule se délecte de gloires frelatées ?), on a eu de la chance puisqu’il fut une époque ou l’ancêtre d’Universal signait des artistes pointus comme Ange, que Barclay laissait Ferré relativement libre de produire ses disques, et où Alpes signait avec le label Philips (label de Johnny Hallyday, entre autres).
C’est aussi une époque où l’on pouvait inclure sur un album un titre de 15 minutes, impossible à programmer en radio. On imagine mal qui, à part peut être José Artur dans son « Pop Club » aurait pu diffuser un tel titre (l’a-t-il fait ? nous n’en savons rien). Alpes est coutumier du fait : sur un précédent album, « Poème non épique » faisait déjà plus de… 18 minutes !
L’introduction de « Paix » est très longue (5 minutes 40 environ) est porté par une rythmique très étrange. Elle émane d’un instrument inventé par Patrice Moullet, le percuphone, qui tourne en boucle en dispensant un rythme qui semble se décaler, aller cahin-caha, ce qui n’est pas sans charme. Le chant de Ribeiro est très théâtral, telle celui d’une Pythie ou d’une Sybille, qui hurle, lance des imprécations. Les R roulent. Ribeiro invoque la paix mais sa gorge lance des orages de tonnerre. « Dans tout son travail avec Alpes, son interprétation est théâtrale, confirme Delcourt. Elle chante, elle crie, elle hurle, elle pousse des soupirs. Il y a chez elle un besoin de mélanger un peu tout, pour rouvrir la chanson. Elle passionne pas mal d’artistes actuels, comme le rappeur virus, par sa façon de travailler les mots, de se réapproprier la grammaire française, pour la tordre de temps en temps. Et puis il y a aussi la façon dont elle crée les mots pour que ça colle à la mélodie ».
Un “boléro” machinique, moderne et engagé
Le « Boléro » de Maurice Ravel est reconnaissable d’abord à sa rythmique, et « Paix » est également marqué au fer rouge par son rythme. Puis vient la mélodie, hypnotique, les nappes de synthés qui se répètent et se répètent inlassablement, enchâssées dans quelques notes de basse…
Si la chanson avait été enregistrée avec une batterie, elle serait peut-être moins audible aujourd‘hui, trop datée. Grâce au percuphone, elle semble avoir été enregistrée le mois dernier. Mieux : elle sonne intemporel. Elle sera encore hautement addictive dans quarante ans : mais pour combien de personnes ? C’est la grande question…
En 2011, l’une des sensations rock du moment s’appelait Wu Lyf, auteur d’un intriguant premier album. On se demandait d’où pouvait sortir tant de bizarrerie. Le groupe a disparu lais pas son leader, Ellery Robert qui officie au sein de LUH. On lui demanderait volontiers si, avant d’enregistrer « Go Tell Fire To The Mountain » il avait entendu Ribeiro et Alpes ?
Ce titre n’est absolument pas un introuvable : en 2012, Universal a publié un coffret avec quatre albums d’Alpes. Et sur Spotify, pour pouvez même créer une « radio » à partir de ce titre. Les algorithmes (qui même s’ils n’ont pas cette sensibilité propre à l’humain, ont une part de vérité) vous proposeront ainsi du free jazz de Don Cherry, mais aussi Lizzy Mercier Descloux, Can, Suicide, Lee Hazlewood, Tim Buckley ou Sun Ra… une belle bande de mavericks. Aucun n’a eu droit à son biopic.
Jean-Marc Grosdemouge
première publication : 16 mai 2020