Serge Tessot-Gay "On croit qu’on en est sorti"
Attention : disque poignant. On connaissait la rage de Serge Teyssot Gay sur scène, à la guitare avec Noir Désir. On a toujours été frappé par sa présence physique (ses sauts carpés, sa façon de martyriser son instrument), son regard imprégné, presque halluciné parfois. On connaît moins la rage de ses mots.
Sur son deuxième album solo, Teyssot Gay met dans sa bouche les mots de Georges Hyvernaud, auteur de “La peau et les os”. C’est le témoignage d’un homme emprisonné dans un oflag, l’histoire d’un homme qui, comme le Bardamu du “Voyage au bout de la nuit” de Louis-Ferdinand Céline, se retrouve un jour embarqué malgré lui dans la guerre. Georges Hyvernaud est un homme de plus qui, comme le chante Teyssot Gay, “n’était pas assuré contre l’Histoire”. Avant, Hyvernaud aimait écrire de la poésie, et puis la guerre venue, il consigne tout sur un cahier. Il aimerait bien parler de beauté, mais il ne voit que laideur. Il aimerait théoriser sur la guerre, mais la réalité des camps est tellement forte, il est tellement imprégné par le froid, la boue, le bruit, le manque du pays, qu’il va tout dire sur son cahier. “Tout le monde est dans le coup” parle de ces gens qui avaient une vie normale, qui étaient bien installés dans leur époque, et que la guerre est venue prendre à leur confort pour les parquer dans des camps.
Teyssot-Gay a enregistré ce disque après s’être passionné pour le livre d’Hyvernaud. Sur ce disque, il a tout fait tout seul : guitare, synthé, boite à rythme, harmonica, piano. Il a enregistré et réalisé lui même ce disque-brûlot, dans lequel il reprend des textes d’Hyvernaud sur les casernements : la puanteur des latrines (“Les cabinets”), la difficulté à maintenir un semblant d’humanité dans un contexte d’une telle dureté, l’impossibilité de dormir la nuit parce qu’un camarade ronfle, alors que chacun souhaiterait connaître “un sommeil massif comme une soupe paysanne” (“Les gens d’ici”). Impossible de sombrer dans le sommeil réparateur pour se reposer des horreurs qu’on a vécues pendant la journée. Connaître le “pays sans mémoire”, “l’appel minéral du sommeil”. Par la bouche de Teyssot-Gay fait passe le témoignage fort d’Hyvernaud. Un témoignage fait de détails très communs, qui en disent beaucoup sur la réalité même, la réalité quotidienne des camps. Les mots ici en disent plus que les livres d’histoire objectifs.
Le travail de Teyssot-Gay, strié de guitares, évoque aussi les bricolages solo d’un Jérôme Minière, mais aussi la scansion habitée d’un Jim Morrison, notamment sur “Noir et blanc”, qui n’est pas sans évoquer “The end”. On pourrait gloser sur la notion de “devoir de mémoire”, mais il suffit de dire que ce disque, gorgé d’émotion et de colère, est d’un enrichissement tel qu’il serait infiniment dommage de passer à côté.
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Jean-Marc Grosdemouge
Serge Tessot-Gay “On croit qu’on en est sorti”, 1 CD (Barclay/Universal), 2001
Année de première publication de cet article : 2001