Faire l’école buissonnière avec Jean-François Sirinelli

Faire l’école buissonnière avec Jean-François Sirinelli

Dans son dernier livre, le foisonnant “Le temps qui passe, la France qui change: Échos du monde d’avant” (éditions Odile Jacob), Jean-François Sirinelli, historien émérite à Sciences Po, profite de sa retraite pour faire ce qu’il appelle une “école buissonnière”, en traitant la France à travers ses artefacts culturels, y compris les plus légérs, mais sans jamais se départir de l’esprit de sérieux qui a présidé à toutes ses entreprises intellectuelles.

Pour toute une génération d’étudiant en “contempo”, dire “Sirinelli”, c’est un livre épais et indispensable sur lequel il apparaissait tout sourire, en chemise mauve et veste marron. Un nom mythique, un peu comme le Grevisse ou le Lagarde et Michard des étudiants de lettres. On ne pouvait pas ne pas lui en parler dès le début de cet entretien.

Propos recueillis par Jean-Marc Grosdemouge.

Votre livre parle d’image et de son, de gens apparus sur le devant de la scène et parfois disparus… Pour un certain nombre d’étudiants en histoire, votre visage est connu car il apparaissait sur la couverture du livre “La France de 1914 à nos jours”, et puis c’est un visage qui a disparu car aujourd’hui sa couverture est verte…

Le directeur des Presses Universitaires de France, Michel Prigent voulait établir une sorte de rapport par la vue avec les auteurs de livres de la collection Premier Cycle, mettre les auteurs en chair… A l’époque, on avait quelques scrupules, ce n’est pas le rôle d’un universitaire de se montrer. Au début dans la profession ça a étonné, voire choqué mais on s’y est fait car l’intention était pure. Cela correspond au moment, les années 90, où l’image et le son sont rois… Pour un éditeur universitaire qui aurait pu être dans la retenue, c’était une façon d’être dans l’air du temps.

Avez-vous déjà été arrêté dans la rue ?

Un universitaire n’est pas people mais parfois je me suis étonné que des gens me connaissaient alors que je ne passe pas ou très peu à la télévision, je parle de gens qui n’avaient pas été mes élèves. Le rôle du livre a pu jouer, pas massivement, mais oui…

La célébrité est dure à jauger. Macron en a fait les frais quand il a voulu faire référence à Gérard Majax lors du débat face à Marine Le Pen.

Ce qui m’a intéressé dans ce livre c’est comment lorsqu’on fait un forage pour faire revenir des images et des sons d’avant, parfois ça monte, et parfois pas. Les chaines de transmission sont parfois rompues. Majax était celèbre pour ses passages télévisés mais aussi pour les boites de jeu… célèbre pour des générations mais ça est étiolé pour les générations suivantes . Macron cite Majax pour dire que Le Pen est une sorte d’illusionniste mais c’est tombé à plat. Déjà dans les années 90, il perd de la notoriété… puis un mécanisme d’oubli.

Les sujets que vous évoquez (des chanteurs, des films), c’est un matériau pas forcément très considéré.

Je l’assume car il m’est arrivé de travailler sur des sujets plus sérieux comme les intellectuels, les droites dans leur aspect programmatique et théorique, ou la Ve République, et alors on est aux antipodes de cela. Cela peut paraitre d’une insoutenable légèreté, ce matériau : c’est de l’impalpable, mais il faut en faire de l’histoire culturelle, c’est à dire se saisir de ce qui est patrimonial mais aussi les produits de la culture de masse. Ce dont je parle dans ce livre ce n’est pas l’opposition Aron et Sartre par exemple, mais de films, de chansons, de moments de télévision. Ce sont des sujets qui nous parlent de nous. Ils sont le produit d’une époque et ça compte. Cela relève d’une histoire de la sensibilité et des émotions. Ces « Echos du monde d’avant », ce n’est pas juste une école buissonnière : l’historien a des choses à en tirer. L’historien que je suis essaie de retracer un pan d’histoire de France de façon documentée.

Les documents peuvent paraitre légers mais le fond sérieux est là quand même ?

Ce qu’on tire de ces documents est plus dense que leur apparence légère. Il y a vingt ans, il m’aurait peut-être fallu davantage me justifier cela mais le fait d’être retraite m’y autorise. Je garde l’esprit de sérieux, mais en touchant un public plus large qu’avec des travaux disons plus austères.

Quand commence votre livre on a quelques radios et une chaine de télévision en France et en quelques décennies on assiste à une multiplication des canaux. Aujourd’hui quelqu’un sur Instagram produisant un contenu médiocre peut avoir plus d’audience qu’une institution légitime comme le Collège de France, qui produit un contenu scientifiquement étayé.

Vous utilisez le terme canaux… ce qui m’intéresse quand je fais de l’histoire culturelle c’est analyser les produits de la culture de masse c’est à des dire des choses qui passent dans des tuyaux, qui voyagent… Au vingtieme et notamment depuis les années 30, on a deux canaux qui font que rien ne sera comme avant : la radio puis la télévision. A la fin du 19e, à l’ère de de l’urbaniseme conquérant c’était « eau et gaz à tous les étages », et dans les années 60 de plus en plus de foyers français sont équipés, d’où le titre de la première partie du livre : « L’image et le son à tous étages ». Cela installe une culture qu’on peut qualifier de masse. Mais l’intéressant c’est que ces canaux, ces tuyaux sont encore plus nombreux aujourd’hui avec des récepteurs plus nombreux mais aussi des émetteurs plus nombreux. On a une myriade de chambre d’échos : ça fragmente… J’ai peu traité la période contemporaine, parce que ce dont je parle c’est le monde d’avant. Et puis avec internet il y a un nouveau conduit qui est considérable. C’est une mutation aussi importante que l’imprimerie il y a plusieurs siècles. On est dans une véritable mutation : il y a apparition de nouveaux conduits et de nouveaux hommes et femmes d’influence. Les historiens de demain se pencheront là-dessus… On a changé d’échelle mais on a aussi fragmenté…

Votre livre traite des mécanisme d’oubli ou de résurgence des œuvres. En le lisant, je me suis souvenu que Robert Darnton dans « Bohème littéraire et révolution » s’intéresse aux Lumières mais dès son introduction il explique qu’on a une vision biaisée : on a retenu le nom de Rousseau, Voltaire, Montesquieu, mais ce ne sont pas les auteurs qui étaient le plus lus à l’époque. Même les inventaires des bibliothèques après décès sont sujets à caution. Aujourd’hui avec la technologie, tout est tracé… mais on peut gonfler l’audience d’une œuvre, comme c’est le cas avec certains services de streaming.

J’ai quelque scrupule à vous livre une impression là-dessus, ce ne serit pas une réelle analyse documentée. J’appartiens à une génération pour laquelle l’histoire du temps présent a été une conquête épistémologique : on devait avoir un recul suffisant sur une chose pour l’étudier. Aujourd’hui les historiens peuvent revendiquer l’analyse du présent proche mais pour autant il y a quand même une aporie pour nous. Nous ne pouvons pas nous substituer à la sociologie, et votre question relève de la science de la technologie. Si je répondais, je ne donnerais qu’une impression, pas une analyse… il ne faut pas rester dans l’apparence des choses…

En histoire, il faut toujours en revenir aux sources.

Oui, c’est pour ça que je suis réticent à donner une impression, car j’aime référencer ce que je dis. Les chercheurs doivent pouvoir débattre du travail du collègue, d’où l’importance de documenter ses sources…

Mais les sources sont produites par une industrie. Prenons l’exemple de la campagne électorale de Coluche : le cinéma en fait des films, les télévisions des documentaires. Cela vivifie le souvenir de ce qui à la base est une blague, alors alors qu’au même moment, et vous l’expliquez dans le livre, il y avait un vrai intérêt des Français pour les campagnes, les racines paysannes, la terre.

Je plaide pour l’histoire culturelle mais vous avez raison, il ne faut pas avoir une vision naive : la culture c’est aussi une industrie, notamment depuis les années 60… Le phénomène « Salut les Copains » par exemple est sous tendu par le fait que la jeunesse devient un marché car ils ont de l’argent de poche, et les publicitaires s’en saisissent. La difficulté pour l’historien c’est que s’il n’est pas économiste, il peut lui échapper des choses. Or au 20e, la culture est de plus en plus une industrie. Et si la culture devient industrie s’il peut y avoir reproduction du son ou de l’image… Aujourd’hui les plus grandes créations industrielles sont dans les canaux culturels… Pour en revenir à Coluche, quand il a commencé à devenir célèbre dans les années 70, la France rurale était en train de s’étioler, c’était un moment de métamorphose : les normes, les usages changeaient… contre le vieux fond ruralo-chrétien, mais nous avions aussi à la même époque des exemples d’intérêt pour ce passé avec le succès en librairie de « L’histoire de la France rurale », de “Montaillou, village occitan de 1294 à 1324” d’Emmanuel Le Roy Ladurie, ou du « Cheval d’orgueil » de Pierre-Jakez Hélias…

Il y a cinquante ans, est-ce qu’un professeur émérite de Sciences Po aurait pu faire un livre comme le vôtre c’est-à-dire qui se base sur des éléments de culture populaire sans égratigner sa crédibilité ?

J’ai scrupule à vous dire non, car cela me ferait passer pour héroique dans mes choix, mais j’ai fait partie d’une génération pour laquelle ces sujets n’avaient pas pignon sur rue en histoire. En sociologie oui, mais en histoire c’est Jean-Pierre Rioux, Pascal Ory et moi qui avons creusé ses sujets, grâce à la bienveillance de René Rémond à l’université de Nanterre. Il a fallu plaider : la culture de masse ça relevait de la sociologie, avec Edgar Morin, qui avait écrit à propos dans « Le Monde » à propos des « yéyés » dont nous parlions tout à l’heure. L’histoire du temps présent n’avait pas non plus pignon sur rue. Il y a quand même eu un combat intellectuel.

Comment s‘est faite l’imbrication entre votre travail sur l’histoire politique et l’histoire culturelle ?

J’ai d’abord étudié l’Antiquité, notamment à propos des intellectuels de l’époque hellénistique. Donc le rapport entre culture et politique m’intéresse depuis longtemps. Quand je passe en histoire contemporaine, je veux travailler sur les intellectuels. Et puis on s’interroge : comment les idées des idées imprègnent les sociétés, comment elles circulent ? Et c’est là qu’on vient aux vecteurs, les perceptions, le sens… et c’est là qu’on en vient à l’histoire culturelle.  C’est ce que d’autres appellent une histoire des représentations…

Crédit photo (C) DRFP

Jean-Marc Grosdemouge