Little Richard à L’Olympia, Paris, lundi 6 juin 2005
A 72 ans, celui qui se qualifie lui-même comme “l’indien de Macon, Georgia” est encore un showman de valeur. Le rocker à la fine moustache et aux petits cris a hurlé son rock’n’roll aux amateurs de légende, qui s’étaient donné rendez-vous boulevard des Capucines.
“Un quart d’heure de rock’n’roll, une heure et demie de tarlouzeries” (sic) dit un quinqa looké rock à un ami tout aussi looké. “Je n’ai jamais rien vu de pareil” dit avec gourmandise une jeune femme au large sourire… Qu’ils soient jeunes ou vieux à s’être déplacés ce soir, la majorité des spectateurs ont goûté ce sentiment un peu rare d’assister à quelque chose de peu convenu : on rencontre ce soir l’un des grands bizarres du rock, on feuillette pour de vrai une page d’un livre de Nik Cohn.
Pour votre serviteur, qui assistait à un concert de Sonic Youth deux jours auparavant (on fait difficilement plus moderne dans le rock), se retrouver avec son Coolpix 4300 “petite bite” en devant de scène de ce concert à l’Olympia, en compagnie de quelques Rocco Sifredi de la photo triés sur le volet (dont Claude Gassian) avait une petite saveur d’éternité.
Le temps au trio de jazz manouche Belleville, déjà vu en première partie de Jerry Lee Lewis cet automne au Bataclan (les organisateurs du concert sont les mêmes) de prodiguer sa musique, le temps de quelques réglages, et les musiciens de Little Richard prennent position sur scène. On vient nous prévenir que nous n’aurons pas droit aux deux premiers titres du set pour photographier, mais à un seul. Un sosie de Willie Nelson commence à haranguer la foule : “pas de videos s’il vous plait. Si nous trouvons des caméras, nous les confisquerons”. Et tandis que le groupe entame sa musique, il hurle “et maintenant, veuillez accueillir Little Richard !” La musique continue, grosse, du genre “faut chauffer la salle”. Il faut dire qu’avec deux batteurs, la section rythmique est une section de poids. On apporte un gros sac de voyage noir, qui est placé sous le piano, puis Little Richard apparaît côté jardin, vêtu d’un costume blanc scintillant. On l’aide à monter sur son piano, d’où il salue le public, puis il regagne son tabouret. Au premier rang, ça mitraille sec. Little Richard sait capter les objectifs : il roule des yeux, minaude.
On attend qu’il lance un titre. Mais de sa voix haut perchée, il lance poliment et de façon un peu maniérée : “est-ce que les photographes veulent bien partir maintenant ?” Il me regarde, moi. Oui, c’est moi, le petit gars de Belfort, maman institutrice, papa ambulancier, école catholique, jamais touché à la drogue, c’est bien moi qu’il regarde. Alors, d’un signe de tête, je fais “oui, oui”, prend mes clics et mes claques et regagne la coulisse. Mes collègues, eux, grappillent encore quinze secondes pour shooter. Erreur de jeunesse. “Good Golly Miss Molly” retentit, et je rejoins un strapontin pour assister à la suite. La suite, eh bien c’est à l’avenant : tous les classiques sont là, mais les titres sont entrecoupés de blablas, et de manifestations de fans.
Parfois dans le public, une allusion à Patrick Juvet (quel rapport en le minet suisse et le rocker black ?) fuse. Little Richard veut voir les blacks qui sont dans la salle, et les invite à monter sur scène. Une sculpturale jeune femme couleur d’ébène vétue d’une robe noire (latex ? cuir ? tissu ? écris-moi, beauté, pour me mettre au parfum, et je t’invite à dîner) fendue jusqu’à la cuisse se présente d’ailleurs sur scène, et le rockeur l’en félicite. Nous aussi : L’Olympia n’est plus alors qu’une vaste turgescence. Puis viennent d’autres fans. Tout le monde danse le rock… sauf la créature, si belle qu’il faudra quelques minutes avant que quelqu’un ose lui proposer un pas de danse.
A ce moment du récit, on n’a vu qu’un quart d’heure de concert. Un homme s’avance de la scène, Little Richard le reconnait… “Eh, t’es la mec ?”, lui parle de quelqu’un mort du cancer, et le visiteur offre un cadeau, qu’un escogriffe récupère. Le concert roule à nouveau, les titres s’enchaînent. Entre chaque, Little Richard, qui s’essuie en permanence le visage avec des mouchoirs en papier (quand la boite est finie, on en apporte une autre), raconte ses exploits sous forme de name dropping (“Jimi Hendrix a commencé avec moi”, “Charlie Parker était mon pote”, “Monk était mon pote”) et rembarre ceux qui veulent discuter d’un “shut up” cinglant. On a souvent l’impression de se demander où on est : on se pince quand un homme s’approche avec une affiche (Little Richard s’assoit à son piano pour la signer puis demande à un gorille de la lui rendre), quand la star boit du jus d’orange et que la salle entonne un “et glou et glou et glou”, ou quand le rocker français Moustic (inoubliable dans son costume doré, vraisemblablement acheté rue d’Orsel) monte sur scène pour demander au public de chanter le gospel de bienvenue qu’il a composé pour le rocker américain : “Happy happy Richard…”
“Tutti frutti” arrive, avec son fameux “a wop bop a loo bop a lop bam boom”, que Little Richard s’amuse à faire chanter au public, puis d’autres classiques encore, comme “Lucille” ou “Jenny Jenny”. La foule se masse devant la scène, et Richard continue à pousser ses cris et à chanter. C’est déjà le dernier titre. La lumière se rallume et une musique de fond démarre, coupant court à toute supputation. On bisse ? On bisse pas ? Pas de huées comme lors du concert de Jerry Lee Lewis cet automne au Bataclan (voir notre article). Little Richard a tout donné, et vous pouvez même revenir le lendemain, car il signera des affiches, il l’a dit lui-même. On se demande encore ce qu’on a vécu. Tout comme la jeune femme au blue jean taille basse que sa maman a vraisemblablement traîné là ce soir. On quitte la salle, mais avant d’atteindre la rue, on vous distribue encore dans le couloir un fascicule de préchi – précha du genre “tout ce que vous devriez savoir et qu’on ne vous dit jamais” dans lequel on vous explique des choses sibyllines sur la religion et l’ordre du monde. Ne pas chercher à comprendre. Encore un cliché de la façade lumineuse du boulevard des Capucines, puis on regagne le métro ligne une par la rue Cambon et enfin son lit. Et le lendemain, au réveil, on est encore pris par ce sentiment persistant qu’on aura un truc fort à raconter dans les dîners en ville pendant pas mal de temps.