Beffa et Villani nous ouvrent les “coulisses de la création”

Beffa et Villani nous ouvrent les “coulisses de la création”

Quand deux anciens de Normal Sup’, l’un compositeur, l’autre mathématicien, se retrouvent quelques années après leurs études, qu’est-ce qu’ils se racontent ? Des histoires de création.

Il faut toujours se méfier des phrases hors contexte : si je cite ex abrupto Karol Beffa à la page 94 je pourrais résumer ce livre par « il est essentiel d’apprendre à ne rien faire ». Mais le même nous parle « ascèse » page 130 et « discipline » page 131. Alors la création ça se passe comment ? Comme toujours la question est trop complexe pour être résumée que quelques mots et dix lignes. D’où l’intérêt d’entendre, telle une petite souris, cette discussion de 252 pages entre deux anciens camarades de Normal Sup’, le compositeur Karol Beffa et le mathématicien Cédric Villani.

S’il était écrit à la manière de la collection « Pour les nuls » , ce livre n’aurait pas la même teneur : on vous listerait des tâches à faire, il y aurait des encadrés. Prémâché ? Mais qui a dit que créer était facile ? Alors puisque l’on parle de création, à chacun de forger sa propre méthode en écoutant les deux hommes deviser. Si le début du livre ressemble un peu à une conversation où on est dans l’entre soi de ceux qui ont fréquenté la rue d’Ulm, tourner les pages nous amène vraiment à comprendre ce qui fait l’activité quotidienne d’un compositeur et d’un mathématicien.

Quand Pythagore s’en mêle…

Les deux matières ne sont pas étrangères l’une à l’autre d’ailleurs : c’est Pythagore, durant l’Antiquité, qui a fait se rejoindre les deux matières : « on fait remonter à ce dernier l’idée que la gamme musicale est un problème mathématique, explique Villani. Selon ne fameuse légende, Pythagore aurait entendu des forgerons frapper sur des enclumes de tailles différentes et aurait rapproché ce problème de la diversité des sons que donne une corde vibrante selon le fait qu’on la fait vibrer en entier, par moitié, par tiers, etc., la fréquence de vibration étant inversement proportionnelle à la longueur vibrante. » C’est dire si les deux anciens condisciples de l’ENS, qui parlent de Xenakis ou de Ligeti, ont des choses à ce dire.

Remettre l’ouvrage sur le métier

L’avantage de lire cette conversation, c’est que chacun peut picorer dans ces pages. Pour ma part, j’ai relevé pas mal de choses intéressantes, dont certaines que je pratique déjà : prendre des notes de ses conversations avec collègues et maîtres, travailler sur plusieurs sujets en même temps, ce qui permettra peut être de les connecter entre eux. Naturellement pratiquer son métier, rebondir sur la sérendipité sont des méthodes fondamentales. Tout comme copier le style de ses prédécesseurs illustres, pourquoi pas sous la forme de canulars : Beffa a pratiqué le canular et son récit est savoureux. Ou copier de manière rigoureuse : certains maîtres de l’écriture conseillent de recopier du Flaubert ou du Céline pour comprendre de manière intime ce qu’est la « petite musique », le style d’un écrivain. D’ailleurs, autrefois peintres et sculpteurs faisaient le voyage de Rome pour copier les chef d’œuvres antiques.

La discipline de création est donc de mettre en place de nombreux petits réflexes méthodologiques, tout en se rendant disponible au surgissement de l’inconnu. C’est donc travailler consciemment à laisser s’exprimer l’inconscient. Ce que Paul Valéry résume parfaitement quand il dit : « Il faut être deux pour inventer. L’un forme les combinaisons, l’autre choisit, reconnaît ce qu’il désire, et ce qui lui importe dans l’ensemble des produits du premier. Ce qu’on appelle “génie” est bien moins l’acte de celui-ci – l’acte qui combine – que la promptitude du second à comprendre la valeur de ce qui vient de se produire et à saisir ce produit. »

Bref le génie, c’est à la fois beaucoup de travail et se ménager de fécondes plages de paresse…

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Karol Beffa et Cédric Villani “Les coulisses de la création”, Flammarion, Paris, 2015, 252 pages.

Jean-Marc Grosdemouge