Daniel Darc, tel un Empédocle moderne

Daniel Darc, tel un Empédocle moderne

Un film sensible, touchant, et précieux sur une comète passée si vite dans le paysage rock français. Un faux biopic fait par des amis, soutenu par le crowfunding, sur l’une des personnalités les plus attachantes de la musique… Fasciné par Nijinsky (qui lui inspira un album au mitan des années 90), Daniel Darc, tel un Empédocle moderne, aura passé sa vie à danser au bord du volcan.

Si ce film était une comédie belge, il s’appellerait “Je suis mort mais j’ai des amis”. Ce film existe d’ailleurs, et Bouli Lanners figure au générique. Vous pouvez le regarder, vous passerez un bon moment. Sauf que le disparu ici a existé : on a pu acheter ses disques, aller à ses concerts ou croiser sa silhouette voûtée près de la station de métro Ledru Rollin, il y a une dizaine d’années. Et il avait deux VRAIS amis. Comment on sait qu’on est le vrai ami de Daniel ? Eh bien comme Marc Dufaud, on a son prénom et son 06 écrit sur le mur de l’appartement. C’est Marc qui a filmé Daniel pendant des années, et qui commente ce film, réalisé avec Thierry Villeneuve. Toutes les images sont inédites, à part quelques archives INA, rajoutées pour faciliter la compréhension du bonhomme et de sa trajectoire artistique.

L’autre prénom inscrit sur le mur de Daniel, c’est Georges, comme Georges Betzounis (aka Delaney Blue), guitariste de longue date. Ce film part d’ailleurs à la rencontre de Georges et aussi de Frédéric Lô, qui le remit en selle en 2004 avec “Crèvecoeur”. Et suit l’ombre de Daniel, son fantôme aussi parfois. Parce que l’homme s’est souvent éclipsé dans la dope, et a fait le vide autour de lui dans les années 90, devenant un chat noir avec qui plus personne ne voulait bosser.

L’avantage de ce faux biopic où la voix off de Dufaud commente sans en rajouter, c’est que chacun y verra ce qu’il voudra y voir : l’histoire du Juif né Rozoum devenu protestant, le punk qui a reçu une Victoire de la Musique catégorie révélation à la quarantaine (!), l’icône branchée de Taxi Girl passée légende vivante de la chanson-rock sur la fin. Une couv’ de “Rock & Folk” l’atteste. Ayant longtemps vécu chez ses parents, Daniel n’a rien de Proust. C’est un lecteur de Isidore Ducasse aka Lautréamont qui a utilisé les “Chants de Maldoror” comme un tutoriel. On peut aussi le considérer comme notre Coltrane à nous, Français. Soit un type (et un type bien comme on dit chez NA) qui a dansé le pogo avec l’autodestruction mais a aussi été c’est le cas de le dire sacrément connecté au divin. Bref quelqu’un qui a essayé de transmettre un message mystique à qui était en mesure de l’entendre. Les images de sa prestation belfortaine (à voir ici) prouvent que c’était parfois compliqué d’obtenir une ambiance de recueillement. Mais Daniel, qui portait un nom de prophète, ne s’était sans nul doute fait pas fait tatouer une croix juste pour faire joli.


Car tout le prouve, Darc a vu Dieu en face : les mains jointes sur l’affiche, certaines paroles de chansons, mais aussi son amour fou pour “A Love Supreme” de Trane. Quand Coltrane a résolu ses problèmes de drogues, il a connu un réveil spirituel, et a décidé de louer Dieu en une longue oeuvre en quatre parties. La louange est sortie chez Impulse et certains ne s’en sont jamais remis. Passé par les Narcotiques Anonymes, Daniel Darc s’est sevré. Il a entendu parler des douze étapes qui sont un anti-chemin de croix : passer de la souffrance à la vie. La première consiste à admettre qu’on est impuissant face à la came, qu’on a perdu le contrôle de sa vie. La douzième, c’est transmettre le message aux dépendants qui souffrent encore. Darc a aussi connu ce réveil spirituel. Puis au bout de dix ans, nous apprend Dufaud, il a lâché la clean, parce que ce n’était pas pour lui, finalement. Parce qu’il avait besoin de vivre au bord du précipice pour créer, d’être un Empédocle moderne, dansant au bord du volcan un carnet de notes à la main, en respirant bien fort les fumerolles sulfatées.

Il a lâché la clean certes, mais pas Dieu. Et sur le disque de son flamboyant retour, il chantait “une croix trop lourde pour moi / pourtant comme je l’aimais cette croix” (“Je me souviens, je me rappelle”) et le “Psaume 23” extrait des psaumes de David. Les psaumes sont un recueil que chantent par exemple les moines Bénédictins cinq fois par jour aux offices. Il leur faut d’ailleurs quinze jours pour tous les chanter.

Difficile donc de retenir ses larmes quand on le voit dans ce film sur la scène des Vieilles Charrues à Carhaix déclamer devant une foule immense “le Seigneur est mon berger, je ne manque de rien. Sur des prés d’herbe fraîche il me fait reposer”. Dans une époque qui confond laïcité et irrelligiosité c’ėtait autrement plus rock que s’ouvrir les veines sur scène. Lui qui est passé par les “ravins de la mort” dont parle la Bible savait ce que  c’était que transmettre le message. C’est la douzième chez les N.A.

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“Daniel Darc, Pieces of my life” de Marc Dufaud et Thierry Villeneuve, 2019, UFO Distribution. En salles le 24 juillet.

Jean-Marc Grosdemouge